XII
Faits divers
18 heures, fin de journée clôturée par London Grammar avec « Strong »
Dans l’intense clarté, une aberration d’optique rendue artistique fait éclater une succession de cercles, de halos et de pastilles translucides de forme octogonales pour une riche variation aux nuances carotte, mandarine, saumon et autres palettes de couleurs fuchsia, cerise et framboise. C’est dans ce superbe effet de flare, contrastant violemment avec cette terrible nouvelle, que Sauveur se décide à tout dévoiler. Depuis hier, redoutant le pire, il s’inquiétait terriblement de ne pouvoir entrer en communication avec Mercedes. Dans l’attente de conclusions définitives, il avait tardé à révéler l’information, espérant de tout cœur une issue différente. Mais c’était compter sans l’insistance de Ouenda, qui s’était fait toujours plus oppressant au fil de la journée et qui n’avait eu de cesse de le tourmenter. Dès lors, il regrette amèrement sa décision face au visage de Ouenda frappé de stupeur, sachant qu’il n’échappera pas à l’inévitable « mais pourquoi tu nous as rien dit ? ».
Charlotte, réfugiée dans les bras de Jawad, éclate en sanglot. Ouenda qui le gratifiait d’un regard furibond quelques minutes plus tôt, a maintenant le visage barré par un masque d’effroi. Effondré, il se retrouve à genoux sur la terre sèche et poussiéreuse, à quelques centimètres de son antique téléphone qui miraculeusement, a résisté au choc.
Les images de Mercedes se succèdent à grande vitesse dans le crâne de Sauveur. Celles de leur première rencontre, de ses rires et des tendres moments de bonheur partagé. Celles de ses pleurs, de ses souffrances et de ses espoirs. Son sourire immuable… Non, Sauveur ne peut s’y résoudre. Par le passé déjà, elle avait réussi à échapper à une mort certaine. Pourquoi le mauvais sort s’acharne-t-il contre-t-elle ? Contre lui ? Pourquoi ? Pourquoi toutes les femmes de sa vie ? Il est maudit, songe-t-il !
Les yeux rougis de douleur, il ne peut y croire. Impuissant, tout l’univers autour de lui, s’effondre et se meut comme au ralenti. En dépit de l’horrible sensation d’être au centre de l’enfer, Sauveur n’arrive à s’y résoudre. Non, non ! Mercedes ? Ça ne se peut pas ! Pas sa petite Mercedes ! Ça, il ne peut l’accepter. Il ne veut pas l’accepter !
Avec un dispositif de sécurité très important, plusieurs barrages policiers et autres check point ont été organisés et érigés aux alentours de la ville. Ainsi, sous couvert de symposium scientifique relatif aux questions de crises climatiques, le Scandic Guthenburger Elite à l’instar d’une place forte, symbolise davantage aujourd’hui, la représentation d’une citadelle cossue de satrapes et de ploutocrates hautement imprenable. Dès lors, il est quasiment impossible de se rendre dans Göteborg ou de quitter la ville sans être interrogés de manière systématique, avec l’obligation de justifier de la raison de sa présence en ville ou de son départ. Par conséquent, l’important appareil de contrôle mis en place, annihile automatiquement tout type de manifestation intra-muros. En matière de discrétion, cette année en particulier, quelques esprits gouailleurs estiment que si les organisateurs avaient voulu innover et orienter les projecteurs sur leur réunion, ils ne s’y seraient pas pris autrement.
Sous un soleil éblouissant, des masses éparses et hétéroclites constituées d’anonymes, se sont formées sur un vaste terrain vague en bordure de la ville. Vu du ciel, celles-ci, se transforment peu à peu ; s’allongent parfois, se compactent par endroit, s’unissent à d’autres et grossissent à mesure que la journée avance. Dès lors, par cette prise de vue, techniciens et machinistes seraient peut-être tentés de s’amuser un peu. De laisser libre court à l’imagination. De retomber en enfance, pourquoi pas ? De retravailler la vidéo avec la technique qui consiste à contrôler les perspectives en modifiant la profondeur de champ. Autrement dit : celle du tilt shift. Un procédé sophistiqué, emprunté à l’univers de la photographie qui permet de créer une illusion d’optique comme s’il s’agissait d’une maquette. Ici, un monde miniature en mouvement avec lequel on aurait eu très envie de jouer. De jouer au petit bonhomme… comme avec des figurines Playmobil.
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C’est dans cette extraordinaire cacophonie qui montait crescendo, quand la température, elle, ne baissait pas ̶ Sauveur ne sut jamais distinctement s’il s’agissait d’une simple coïncidence ̶ que les heurts, avec les forces de l’ordre ont éclatés, au moment où il fit part aux autres de la tragique disparition de Mercedes.
Si la pointe lusitanienne semble miraculeusement épargnée par les nombreux foyers relevés au Péloponnèse ou en Andalousie, en passant par la Toscane et le Var, c’est un tout autre brasier qui s’est déclaré ici. La colère et la haine se lisent sur les visages enragés. L’angoisse et la détresse couvrent les regards figés. Par ici, un policier s’est malencontreusement laissé piéger par ses assaillants déchainés. Par-là, deux jeunes filles en furies qui se débattent avec l’énergie du désespoir, sont molestées, sauvagement rouées de coups puis embarquées manu militari et flanquées dans des fourgons blindés par des agents de police. De ce côté-ci, les canons à eau et les jets de bombes lacrymogènes provoquent de profondes brèches parmi les manifestants dont certains sont venus en famille. De ce côté-là, sous un nuage de poussière, un groupe de belligérants a réussi à extirper un militaire qui trébuche sous les nombreux coups de roches lancés et promis à un lynchage impitoyable. Les projectiles fusent. Là où les uns sont trainés et tabassés. Gazés et brutalement arrêtés. Les autres caillassent de manière féroce et se battent farouchement. Le rapport de force est clairement asymétrique. Les cris, les hurlements, les affolements et les pleurs accompagnent de tous côtés cette épouvantable lutte. Quelques journalistes accrédités sont présents pour couvrir et rapporter les faits. Après reste à savoir si les canaux traditionnels, que sont les chaînes de télé et les radios de programmes généralistes, disposent de l’espace qu’ils auront jugé nécessaire quant à la diffusion de ces événements. Dans l’alternative, les moyens à disposition pour communiquer avec l’extérieur, sont les sheetphones et autres webpads, où les gens se ruent dessus avec frénésie, pour rendre visible ce paysage chaotique. Saisir ou témoigner des scènes atroces, afin d’immortaliser sur la pléthore de réseaux sociaux et de sites de partage de vidéos, sur ce qui se passe réellement ici.
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Aux environs de 20 heures,
Plus tôt dans la journée, Magali avait ordonné au programme Connaissances de ne pas interagir de manière active aujourd’hui. L’Intelligence Artificielle s’était mise de facto dans un état de semi-veille. Magali voulait se soustraire à la surveillance du système qui aurait sitôt fait de la sortir de sa torpeur. Magali souhaitait et désirait profiter du calme ambiant, sans être constamment bombarder de propositions et d’avis divers, avec la sensation qu’on pense pour elle et à sa place, de ce qui serait mieux. Aujourd’hui, Magali ne recherchait pas la compagnie. Magali rêvait d’un environnement sain. Un environnement sans intrus. Sans intrusion. En réalité, Magali était de mauvaise foi. L’Intelligence Artificielle qu’elle avait baptisée du prénom de Louis ̶ en référence à celui qu’elle donnerait à son enfant, si un jour elle devait avoir un garçon et dont on était en droit de s’interroger quant à la démarche ̶ n’était pas qu’un singe savant, se contentant de répéter mécaniquement et de rabâcher systématiquement tout ce qu’on lui apprenait. C’était une entité évoluée, hautement sophistiquée, sur laquelle elle avait durement œuvré pour lui fournir cette qualité calquée sur la psyché humaine et qui fonctionnait presque de manière intuitive et par l’expérience acquise. Par conséquent, des quelques réponses à ces questions, celle-ci aurait vite compris qu’il était préférable de ne froisser ou d’importuner plus longtemps, avec le risque d’envenimer une relation avec son interlocuteur. Magali savait pertinemment que Louis, dans son développement, était bien plus qu’un assistant personnel. Elle avait participé à sa conception et maintenant c’était presque devenu un ami. Justement, là était le problème. Tout était dans le « presque ». Louis aurait pu apparaître sous ses yeux si elle y avait consenti. Cependant, la technique avait ses limites. Aussi parfaite qu’était la représentation holographique et jusque dans les moindres détails, celle-ci n’avait pas de consistance physique. Et puis, Louis n’était pas Heathcleef !
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Ambiance éthérée pour léviter à la faveur du « Cycle » de Beck.
Non étranger à la clarté féérique qui pénètre son loft, on eut dit qu’il flotte dans l’air comme une substance chimique qui semble perturber tous ses sens. Baignée par la lumière du couchant, lovée sur sa méridienne, auréolée de lumière dorée, dans un cadrage en gros plan, l’effet lumineux qui fait miroiter une partie de son visage au duvet mordoré et flamboyer sa chevelure flavescente, souligne et accentue davantage à cet instant, l’intensité de ses yeux clairs dans une réflexion contemplative.