II
Mercedes
Momentanément arrêté, le métro vomit brutalement sa perpétuelle portion de voyageurs qui se déverse avec frénésie sur le quai, avant d’en ingurgiter la quasi même quantité et repartir une fois repus. Il est dix-huit heures passées de quelques minutes et elle n’a plus qu’une seule correspondance à effectuer.
Mercedes appartient à une caste qui peut s’offrir le luxe de s’affranchir des contraintes liées au quotidien invariablement récurrent du « métro, boulot, dodo ! ». Elle qui n’est pourtant pas ochlophobe, s’en veut de s’être laissée engluer bêtement dans la foule aux heures de pointe. Quelle idée stupide, pense-t-elle sur le moment ! Cependant, la peur seule ne justifiait pas son empressement de fuir Vladimir comme s’il s’était agi d’un monstre. Encore sous le choc, elle file dans les couloirs à vive allure. Elle se faufile telle une anguille gracieuse, néanmoins ralentie par la marée cyclique, au milieu de toutes ces âmes anonymes comme mues par un instinct grégaire.
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Enfin arrivée chez elle, Mercedes se réjouit de retrouver Léviathan, son syngnathe que madame Clairois, sa voisine du dessus, avait pris soin de nourrir selon ses recommandations, pendant son absence. Après s’être douchée, elle se prépare un thé aromatisé à l’essence de bergamote, acheté lors de ses dernières escapades londoniennes. Avachie, nue sur sa chaise longue en rotin, elle décompresse progressivement de sa journée, à l’image des exhalaisons odorantes de sa tasse de thé qui se dispersent dans l’air en courbes lisses. Jambes nonchalamment déployées, à la merci des nappes musicales aussi onctueuses que veloutées, Mercedes s’abandonne confortablement sur « She hate me », une composition de Terence Blanchard à laquelle il ne manque qu’un langoureux petit massage de pieds qui n’aurait fait qu’ajouter à la perfection de l’instant. A la vue de son reflet dans le grand miroir appuyé contre le mur, elle en vient presque à regretter Vladimir. S’il avait été là ; en galant homme, celui-ci se serait volontiers acquitté de cette délicate tâche. Vision de courte durée, pourtant. Les raisons de son départ précipité, alors qu'elle se repasse le film à l'envers, ne sont maintenant plus qu'un sentiment diffus comme la fumée de sa tasse de thé s’évanouissant dans la pièce.
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Elle n’en crut pas ses yeux la toute première fois qu’elle s’était retrouvée seule avec lui dans cette chambre d’un hôtel huppé, sur les hauteurs de La Valette. Pour elle, il avait mis à disposition son avion personnel, un luxueux Jet pour la faire venir. Elle se souvient encore de sa propre attitude. Celle qu’on les gens ordinaires devant tant d’apparat. Lui, tout naturellement, avait ri face à la stupéfaction qui s’était emparée de son visage quand il avait ôté sa chemise et dévoiler une silhouette sculpturale, qu’on eut dit qu’elle fut retouchée via Photoshop. Depuis sa tendre enfance, Mercedes n’avait jamais eu d’intérêt particulier pour les poupées. Jouer à la Barbie relevait de la niaiserie. Et pourtant ce jour-là, ravie, elle avait laissé courir ses doigts sur chaque centimètre carré de la peau d’un Ken, version go-go dancer, plus vrai que nature. Et pas n’importe lequel. Il s’agissait du modèle fourni avec une bite ! Durant ce séjour, ils avaient fait l’amour un nombre incalculable de fois. Elle ne sait quels mystérieux rouages il avait déclenché chez elle. Toutefois, elle se rappelle qu’elle eut souhaitée prolonger ce week-end en une semaine, en un mois, voire toute une année dans cette chambre à ne faire que ça ! Vladimir incarnait la réussite du mâle idéal.
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Si le world wide web est un univers dans lequel elle a pris ses marques, en revanche, elle entretient une toute autre relation avec son téléphone. Bien que la frontière entre les deux technologies tend à s’amenuiser, elle fait une allergie à la tribu ou aux membres du cercle sans cesse grandissant des : Alotéoula ? Et a beaucoup de mal à se situer dans cette nouvelle ère de l’homo-telephono-portabilis. C’est pourtant avec cet appareil, un téléphone mobile qui fait de la résistance, tant le modèle semble dépassé et dont on lui vante pourtant les mérites exceptionnels de robustesse, qu’elle propose à son amie de dîner ce soir.
Non surprise d’arriver en premier sur les lieux, Mercedes attend patiemment non loin du restaurant El Sabor celestial. Cet endroit bien coté dans la presse spécialisée et autres revues féminines, lui correspond parfaitement, bien que les raisons de son choix divergent.
« Coucou ! », lance derrière elle une voix qu’elle aurait pu reconnaître parmi mille autres. « Excuse-moi. J’espère que je ne t’ai pas trop fait attendre ?
— Si ! P’tite crapulette ! Ça fait des lunes que je poireaute toute seule, lâche Mercedes en riant.
— A cinq minutes près ? T’en fais pas un peu trop là ? », réplique Meylee sur le même ton. « Bon ! Au moins, j’espère que tu as pu mettre tout ce temps à profit pour nous dégoter une bonne table, dit-elle à peine moqueuse.
— La meilleure qui soit. Tu sais, je ne suis pas n’importe qui ! Je n’ai qu’à claquer des doigts pour que tout soit prêt en un clin d’œil », surjoue Mercedes, en prenant la pose.
« Houla ! N’importe quoi ! Vraiment de mieux en mieux toi ! Décidément, depuis qu’on mène la vie de châtelaine, on prend ses désirs pour la réalité je vois ! », s’ensuit alors de vibrants éclats de rire sous le regard stupéfait de quelques anonymes.
Nimbées d’un halo de joie où nombre d’entre eux espéraient s’imprégner, elles se dirigent gaiement vers le restaurant. « Dis-donc ! Ça me fait plaisir de te voir. Tu m’as manqué toi. Mais bien sûr, si je n’appelle pas… », interpelle Mercedes en une grimace comique.
El Sabor celestial est le genre d’établissement qui en impose aux sens. Vous en met plein la vue mais pas seulement. Atmosphère tropicale. Ambiance sucrée et exotique facilitée par la salsa timba de Picason, un groupe venu tout droit d’une région muy caliente : Les Alpes suisses ! Rien que ça ! Voilà donc une savoureuse sauce, relevée par une ligne de basse lourde avec un savant dosage de rythmes afro-cubains et de groove.
Par cette chaude soirée, elles choisissent de s’installer en terrasse tout en profitant de la musique enivrante et pratiquer le vieux sport plus que millénaire, qui consiste à reluquer en commentaires intéressés les passants. Tout particulièrement, la gente masculine.
« Tu sais que tu as quand même un sacré culot de me dire ça, toi qui es toujours en vadrouille ! », lui reproche Meylee à son tour. « Même la Reine d’Angleterre ne voyage pas autant que toi ! D’ailleurs ! Tu dois avoir un bon millier de choses à raconter, n’est-ce pas ? », signale-t-elle avec appétit, se pinçant les lèvres, les yeux écarquillés. « Ce voyage en Italie, alors c’était comment ? Raconte !
— Bah, pas mal.
— Tu te moques de moi ? », lance-t-elle sur un ton comique. Tu es sérieuse ? ». Mercedes fait la grimace, regardant tout alentour excepté son inquisitrice. « Franchement, tu penses réellement t’en sortir avec si peu ?
— Attends…
— J’adore ! Vraiment, tu es incroyable ! Madame part en Italie aux frais de la princesse et tout ce qu’elle trouve à me dire, c’est : bah ! Pas mal ! Je t’adore toi. Vraiment, je t’adore.
— Oh ! Arrête… Pffff ! », souffle-t-elle. « De toute façon, je n’ai rien à cacher. Tu veux savoir ? Eh bien voilà ! Nous étions à Parme chez des amis de Vladimir. On y est resté deux jours tout au plus. Ensuite on a longé la côte Génoise pour finir chez un de ses cousins qui avait une marina privée et après on s’est retrouvé dans un charmant petit hôtel en bord de mer à Porto Cervo et…
— Hopopop ! Retrouvé dans un hôtel ? Hum, hummmm ! Avec qui ? Le cousin aussi ? Naaan ! », fait-elle, feignant la surprise en forçant le trait devant le manque de réaction de son interlocutrice. « Eh, dis-moi ? Y avait qui d’autres ? Vous étiez combien au juste ? Parce que là, tu m’intéresses ma cocotte ! », demande une Meylee tout excitée, tirant ses propres conclusions, face aux éclats de rire de Mercedes.
« Vraiment n’importe quoi toi, hein !
— Comment ça n’importe quoi ? Et si tu m’en donnais un peu plus ! », dit-elle, sans laisser de place à la tergiversation. « Allez quoi ! Qui y a-t-il ? Tu me racontes ça comme si tu avais un train à prendre.
— Non, pas du tout, s’empresse de répondre Mercedes, un peu trop vivement.
— Ouais… En tous cas, tu ne me feras pas croire que je me suis plus amusée en restant ici.
— Mais non, c’est pas ça…
— Ah bon ? Eh bien ! Dieu seul sait ce que c’est, faut croire, car moi tout ce que je vois, c’est que tu t’évades une semaine et tu me ramènes du pipi de chat. Tu te fais prier là ! T’exagère quand même, non ?
— Non mais qu’est-ce que tu as ce soir, toi ? demande Mercedes, quelque peu décontenancée à sa façon de fixer Meylee, l’orbiculaire des paupières inférieures contractées, comme si elle cherchait à l’analyser.
— Je rêve ou tu es en train d’inverser les rôles. Ce serait plutôt à moi de te demander ce qui se passe parce que toi, tu es toute bizarre ce soir. Allez, franchement, de toi à moi », insiste Meylee qui perd patience face aux tergiversations de Mercedes. « Ces Italiens ! Alors ? Parlons sérieusement. Vous avez vraiment fait ça à plusieurs ? », la presse-t-elle à nouveau quand l’autre ne semble guère coopérative. Si jusqu’ici Meylee n’a pas réussi à lui délier la langue, quand l’idée d’abandonner lui a quelque peu effleuré l’esprit, elle ne s’avoue pas vaincu pour autant.
Quand bien même, se sait-elle enlisée dans un interrogatoire mal embarqué, pour lequel elle compte bien obtenir le fin mot de l’histoire, elle avertit calmement : « Ma crapouille, tu sais que je ne te lâcherai pas tant que tu ne m’auras pas tout dit.
— Décidément toi, tu ne changeras jamais…
— Me changer ? Pourquoi vouloir me changer ? Ne me trouves-tu pas suffisamment à ton goût ? demande Meylee avec un sourire plein de malice.
— Oh que si ! Délicieuse, même. Ne change rien. C’est comme ça que je t’aime.