III
A couper le souffle
Le soir aux multiples teintes rosées cède peu à peu le pas à l’emprise lisse de la nuit bleutée. Au dehors, l’atmosphère agréable et conviviale que dégage ce bar bondé de monde fait regretter aux autres quidams de n’être venus plus tôt, sous les yeux de Magali et Heathcleef assis comme deux amants. Derrière la baie vitrée, via un sympathique effet d’optique, ils attirent indubitablement les regards. Une vision séduisante faite de scintillements en arrière-plan, où de petites pastilles cristallines engendrées par des verreries translucides ̶ rendues difformes dans un flou artistique ̶ amplifient la magie d’un environnement non étranger à ce léger parfum intimiste. En dedans ? Eh bien, il fait vraiment bon à l’intérieur et le contraste est saisissant. De fait, l’atmosphère laisse présager un chaud climat lounge et tamisé à la lumière orangée des lampes, mêlé aux odeurs de cigarettes, s’imprégnant du chef d’œuvre « White Rabbit », repris ici par George Benson où la maîtrise pianistique et les guitares sèches sur un tempo ibérique, s’enroulent en volutes autour de flûtes, clarinettes, trompette et autres cuivres, à la merci des guitares électriques. Et cela, sous la férule bienveillante de grands noms du Jazz. Des déesses et des dieux, tels que « Lady Day » Billie Holiday, « The Prez » Lester Young, Duke Ellington, Sonny Rollins, Carmen McRae, Sarah Vaughan, Thelonious Monk, Ella Fitzgerald, Chet Baker, Charlie Parker, Shirley Horn, Miles Davis, Count Basie, Nina Simone, Stan Getz, Charles Mingus, John Coltrane, Dizzy Gillespie et Louis Armstrong ; tous immortalisés dans des encadrements accrochés sur les murs d’une tapisserie couleur bois.
Heathcleef fait face au bar. En plus du joli visage de son invitée, il profite malgré lui d’une belle vue parmi pléthore de postérieurs féminins aux formes diverses, accolés au comptoir. Des groupes de filles en goguette et Dieu seul savait si elles étaient célibataires ; venues chiller, dégustant des bières en ce week-end sans doute bien mérité, où des garçons s’évertuaient à saisir leur chance dans des tentatives d’approche, par des échanges de sourires, d’éclats de rire et de discussions qu’on supposait fort intéressantes. Heathcleef essaie de mettre à l’aise en gardant son naturel dans des attitudes de courtoisie ordinaire. Il se fraie un passage et va commander auprès d’Anselme derrière son zinc, une belle série de shooter aux arômes inédits et se sert en coupelles de cacahuètes et de grains de maïs grillés et salés.
« Hmmmm ! Très bon, dit Magali, quelque peu intimidée après avoir trinqué.
— Tu veux goûter le mien ? propose Heathcleef, voyant là l’occasion de se rapprocher.
— Oui, volontiers.
— Anselme en prépare en quantité chaque jour de nouveaux. On n’aura pas assez d’une nuit pour tous les goûter, lance-t-il au plus près de l’oreille de Magali pour se faire entendre dans ce doux vacarme.
— Vraiment ? », réagit-telle en souriant. « Donc ce soir, l’idée c’est de me faire boire ?
— Non, du tout ! Je disais ça comme ça, t’inquiète », répond-t-il refroidit par la riposte, quant au contraire il pensait avoir plutôt bien mené sa barque jusque-là. Oups ! Coupé dans son élan, peut-être qu’une conversation plus neutre est ce qu’il y a de mieux dans un premier temps, songe-t-il. Le genre de celle qu’on peut faire évoluer dans l’espoir qu’il en sorte quelque chose, en évitant les sujets non maitrisés qui annihileraient toutes chances de succès. Certes, le ridicule ne tue pas ! Cependant, il serait dommage d’apparaitre comme étant un cuistre personnage.
« Sinon, tu m’as dit que tu étais dans la déco d’intérieur, c’est ça ? Et alors ? Ton projet ? Ça avance ?
— La déco d’intérieur… Euh… oui si on veut », pardonne Magali, esquissant un léger sourire. « Disons que c’est un peu plus compliqué que ça. Concernant l’aspect déco comme tu dis, c’est une des options que nous souhaitons mettre en avant. Et en cela, je dirais qu’il s’agit plutôt d’un procédé dédié à l’amélioration de son propre confort tout en permettant de se réapproprier l’intérieur de son habitat », égrène-t-elle comme si elle devait convaincre d’éventuels investisseurs. « Bien sûr, on espère l’étendre à tous types d’établissements. Locaux publics, commerciaux et voire aux transports. Grosso modo, c’est une technique qui fait appel à l’informatique quantique pour laquelle il est possible de générer de nouveaux environnements ou de moduler, selon ses humeurs ou ses envies, l’ambiance de son logement, du sol au plafond. De changer la couleur de son mobilier ou de tout autre objet présent dans la pièce. D’interagir avec lui vocalement si on le désire. De communiquer dans, via et avec son espace vital, son environnement. On donne ainsi la possibilité de vivre une expérience inédite, chaque jour. Une expérience de tous les instants !
— Sérieux ? Wow ! C’est un truc de dingue ! Mais c’est réellement possible tout ça ?
— Oui bien sûr. Les tests sont concluants. Il reste cependant quelques détails techniques et des aspects juridiques à peaufiner pour le finaliser.
— On se croirait dans un film », embraye Heathcleef qui n’a que faire de toute cette tambouille technico-administrative. « Mais sinon, dis-moi ? Si j’en ai envie, je pourrai changer la couleur de mes murs ou parler avec mon appart, c’est bien ça si j’ai bien compris ?
— Oui, absolument, répond-t-elle amusée, face à l’excitation du jeune homme.
— Et tout ça, ça peut s’animer ? Enfin je veux dire… Est-ce qu’on peut choisir d’avoir des motifs qui bougent, qui s’animent sur son mur comme un paysage par exemple ?
— Parfaitement.
— Donc, en gros, là t’es en train de me dire que bien installé dans mon canap, je pourrais contempler les paysages dynamiques que je veux sur mon mur, c’est bien ce que t’as dit, on est d’accord ?
— On offre cette possibilité.
— Wow ! Mais c’est complètement dingue ! », lâche Heathcleef, subjugué, excité comme l’aurait été un môme déballant le cadeau tant espéré. « Je pourrais donc regarder des films sur mon mur, lâche-t-il pensif.
— Oui, naturellement, dit Magali se passant les mains dans les cheveux.
— Attends, attends », fait-il éberlué. « Tout ça sans projo ?
— Certainement », assure Magali, refoulant tant bien que mal son envie de sourire. Un poil plus sérieuse, elle ajoute aussitôt : « Et tout ça bien sûr, avec une qualité d’image exceptionnelle. En fait, c’est une des options parmi d’autres qu’offrira le programme, une fois celui-ci opérationnel.
— Enorme ! Je suis scié ! Vraiment ! », souligne-t-il pour manifester un engouement sans cesse grandissant. « Non mais attends ! On nage en pleine science-fiction là ! », s’exclame-t-il, avec frénésie. « Ça donne trop envie ton truc ! Ça sera pour quand ?
— Pour bientôt, j’espère. On y travaille.
— Attends ! Changer la couleur des murs… la couleur de son mobilier. Regarder des films… et tu dis que ça n’est que quelques options ? Honnêtement, si ce soir le plan est de m’impressionner, et bien c’est réussi. C’est de la folie pure ton histoire ! C’est un truc de malade !
— Euh… Eh bien, dis comme ça…
— Non, non, je déconne pas, ça me plait grave ! Y a autre chose ? Tu as fait plus qu’attiser ma curiosité, j’te jure !
— Eh bien pour faire simple », annonce-t-elle, elle-même gagnée par l’enthousiasme de son convive. « Si je devais prendre un exemple, je choisirai le programme principal qui fait tourner ton ordinateur.
— Tu veux parler du système d’exploitation ?
— C’est ça ! Sauf qu’il s’agit ici d’une Intelligence artificielle.
— Wow ! Une I.A. Et tu crois que je pourrais l’installer sur mon ordi ? », s’enquiert-il, avant de réaliser par dépit : « Argh ! Je devrais à coup sûr en racheter un plus puissant, je pense ! Mon matos a trop d’heures de vol mais je m’en fous, chui grave partant !
— En fait tu n’auras plus vraiment besoin d’un ordinateur comme on l’entend. La maison elle-même, sera l’équivalent d’un ordinateur, gérée par l’I.A. Vois ça plutôt comme une sorte de compagnon de vie qui offrira bien plus que toutes les ressources des systèmes d’exploitation connus à ce jour. Et même bien au-delà, puisque celui-ci pourra interagir sous la forme d’un hologramme si on le désire. Un assistant personnel conçut pour faciliter le quotidien, que l’on pourra faire apparaître sous la forme qu’on aura choisie, selon les limites de son imagination ». A travers son petit exposé, Magali sait qu’elle vient de taper davantage dans le mille, rien qu’à voir l’admiration qui se lit dans le regard ébahit de son vis-à-vis.
« C’est pas croyable ! Ce truc de malade ! Tu peux vraiment faire ça ?
— Oui bien sûr. Il reste quelques réajustements avant la phase terminale ». L’état d’exaltation d’Heathcleef, lui rappelle l’euphorie qu’elle et le reste de l’équipe avaient ressentie, suite à tous leurs efforts, la première fois qu’ils faisaient face à un hologramme qui leur répondait de manière intelligible.
« Franchement, j’hallucine. C’est l’avenir ton machin là ! J’ai l’impression d’avoir fait un bon dans le futur, rien qu’en t’écoutant.
— Oh ! Merci. C’est gentil », dit Magali, le sourire emprunté, alors amusée par la remarque. « En fait, ce n’est pas tout. Nous allons changer le monde ! », se hasarde-t-elle à dévoiler en suivant, confiante, sur un ton calme et froid qui tranche singulièrement avec la timidité affichée à l’instant, quant au contraire, la raison ordonnait de ne rien divulguer face à une personne dont elle ne sait pas grand-chose et pour laquelle elle ignore tout ou presque de ses intentions pour ce type de projet monumental. « L’I.A. prendra sa pleine mesure dans l’interconnexion mondiale combiner à un débit Internet inégalé. Tu pourras définitivement te débarrasser de ta box ! Nous voulons nous étendre partout », avoue-t-elle, le regard inquiétant. « En proposant des points d’accès fixes ou mobiles au réseau, via tous les locaux et les transports qui seront équipés de notre technologie, nous couvrirons ainsi de vastes zones urbaines et rurales. En terme de divertissement et ça devrait en ravir plus d’un, nous abordons l’univers des jeux avec une manière totalement nouvelle d’appréhender les loisirs. Et cela, avec l’exigence d’un niveau de performance jamais atteint jusque-là. Sans équivalent avec ce qui existe déjà, nous serons à l’aube d’une véritable rupture technologique. Une expérience sensorielle et émotionnelle à couper le souffle ! Tu peux me croire ! Fini les consoles et pas seulement ! On devrait également pouvoir se passer de la télé ! L’outil lui-même finira par tomber en désuétude. C’est la fin d’une époque ! Quant à nous, nous allons ouvrir un nouveau chapitre. On proposera un contrôle total. En agissant à l’échelle moléculaire, cette technologie complexe optimise et révolutionne complètement notre façon d’appréhender l’environnement dans lequel nous nous trouvons », explique-t-elle exaltée, lancée comme un train qu’on ne peut plus arrêter. « Aussi, tout élément connecté au système pourra être modulé et servir de support pour communiquer. En gros tu pourras discuter via murs interposés. Par ton sol aussi ou ton plafond avec autrui. Avoir une conversation téléphonique grâce au miroir de ta salle de bain ou à travers les vitres de tes fenêtres… ». Elle marque un temps d’arrêt avant d’asséner le coup de grâce. « Et si tu préfères, via ton shot de schnaps en main !
[...]
La soirée bat son plein, rythmée par la vivacité du titre « Strasbourg / St. Denis », un jazz du quintet mené par Roy Hargrove. Là où pour certains, les échanges s’avèrent emprunts d’extase et d’enthousiasmes effrénés, pour d’autres les relations tendent peu à peu à se débrider. Soudain, la sheetphone pour laquelle Magali a omis d’activer la fonction « Ne pas déranger », illumine de mille feux tout l’intérieur de son sac à main. Elle s’excuse auprès de son hôte et se met en retrait.
[...]
La demeure de Magali est située non loin du bois de Vincennes et de son célèbre château qu’on ne présente plus. Cadre idéal pour promenades dominicales.
Magali est complètement transformée. Elle prend de l’assurance. On eut dit que les rôles étaient inversés. Elle ouvre la porte, suivie par Heathcleef. Il fait frais. La lumière vint comme par enchantement. Elle tire les rideaux et envoie valdinguer sa veste en toile sur un des sofas. Elle effleure subrepticement le mur, ce qui a pour effet immédiat de modifier l’ambiance murale de son appartement. Oui comme dans les films… Les films de science-fiction ! Heathcleef n’en revient pas. Elle se débarrasse de ses sandales entre-doigts toutes neuves et entraîne Heathcleef vers une autre pièce de son loft immense. Euphorique, Magali s’élance d’un bond sur le lit. Elle se passe les mains dans les cheveux, danse, danse encore. Elle piaffe, saute et virevolte sur le matelas tout en ôtant ses vêtements. L’exultation d’alors bat son plein. Alors face à lui, elle fait un tour sur elle-même maintenant afin de lui présenter son dos. En une danse satyrique, elle se dessape avec une énergie frétillante. D’abord le haut. Tout le haut… puis le bas. Et plus de pantalon. Seul reste un string blanc qui souligne de manière sensuelle, les courbures magnifiques de son fessier ferme tout en rondeur. Splendide !
En un claquement de doigts, il vient de passer du couvent au peep-show, se dit-il ; médusé par le spectacle surréaliste de cette naïade aux formes callipyges, au corps souple et mince. Dans l’excitation, il ne peut s’empêcher de lâcher un Wouaaah de circonstance qui arrache à son hôte un vibrant éclat de rire.
A peine remis de ce premier effet dans le café, dont il se souviendrait longtemps, voici qu’un autre, plus savoureux se dessine sous ses yeux. Des étoiles plein les mirettes, il est curieux de connaître la sauce à laquelle il va être mangé. Et cela, avec l’enivrant pressentiment qu’il passera inévitablement à la casserole ce soir.